Un entretien réalisé au studio

PARTIE 2 - 2002

Récit de la journaliste d'après ses notes, l'artiste avait trop de mal à répondre aux questions



En 1972, l'imprésario du groupe organise un spectacle en plein air dans la ville où vivent les musiciens. Michel fait venir en cachette sa jeune soeur de 17 ans qui assiste (enfin) à une représentation de son artiste de frère... Elle ne savait rien de ce qu'il faisait, il faut dire que dans la famille, on coupe les articles des journaux: il ne faudrait pas que les enfants les lisent ! Le spectacle est une réussite, Michel est survolté. Le public aussi. Il ne se rend pas vraiment compte de l'immensité de la foule venue l'écouter. Heureusement, la sono est suffisamment puissante pour diffuser le son jusqu'aux derniers spectateurs, là-bas au loin, à perte de vue... Comment fait-il pour vaincre le trac qui le paralyse ?

Cet être hypersensible est totalement terrorisé avant de monter sur scène. Il a donné le meilleur de lui-même, le show est maintenant terminé, l'artiste préfère quitter discrètement le groupe et ses "fans" comme il le fait souvent. Il n'aime pas parader... Il est dans sa ville, Michel, vidé et étrangement absent, rentre donc avec sa soeur dans son appartement... Dans le milieu de la nuit, Michel se met à hurler, il est pris d'un mal de tête brutal inouï. Sa tête va exploser... Ce n'est pas une migraine, le mal est terrifiant, insupportable... Dans le même temps, une violente douleur à la poitrine l'empêche de respirer, il étouffe littéralement... En fait, il est terrassé par une méningite foudroyante et par un mal qui lui rongeait le poumon depuis longtemps. Sa soeur courra dans cette ville qu'elle ne connaît pas une bonne partie de la nuit à la recherche de secours, aucun toubib ne veut se déplacer, "c'est une petite dépression" lui rétorque-t-on partout, ça ira mieux demain. Elle se souvient alors qu'à la périphérie de l'agglomération vit un ami... Elle s'y rend (à pied) et ensemble, ils vont enfin convaincre un médecin de venir... Sur place, il mesure aussitôt la gravité de la situation et appelle d'urgence une ambulance... Lorsque les secours arrivent enfin, il est trop tard. L'artiste a quitté ce monde, les ambulanciers ne peuvent que constater la triste réalité... Il nous faut ouvrir ici une petite parenthèse... Des détails de ce qui va suivre furent relatés bien longtemps après le drame à une personne qui a su mettre Michel en confiance. Ensuite, il n'en parlera jamais plus... Les personnes qui ont vécu cette expérience n'osent pas l'évoquer de peur de se heurter toujours aux mêmes remarques... Les psychologues, qui à part se prendre pour la conscience des autres en n'ayant jamais ni rien connu ni vécu, sont les pires des inquisiteurs... Bien perchés sur des théories toutes faites, ils ne peuvent accepter ce qui dépasse la logique imposée ou le prétendu savoir. Voici ce que Michel a confié à cette personne:

«La souffrance était devenue impossible à décrire... Lorsque la douleur a atteint les limites de ce qu'un humain peut endurer, tout s'est arrêté. Il y a eu comme un instant de flottement, difficile à matérialiser dans notre temps. Puis, j'ai vu ce qui se passait dans la chambre... Je voyais et j'entendais ma soeur crier et cet ami en larmes lui aussi. Le toubib et les ambulanciers s'en fichaient éperdument, ils n'avaient que des paroles administratives du genre "Que va-t-on faire de lui ?"... Je n'étais plus dans mon corps que je pouvais détailler... Dans cet espace, les repères haut, bas, gauche, droite n'existent pas. J'ai alors vu qu'on mettait cette enveloppe sur un brancard... Il a fallu descendre les 5 étages par l'escalier de bois... Le brancard cognait dans les murs... "Fais-donc attention !" dit un brancardier au second... "Oh, là où il est, il ne sent plus rien !"... Puis, j'ai observé comment ils m'ont mis dans l'ambulance... Le long du trajet, j'étais tantôt dans le véhicule, tantôt au-dessus, ce qui fait qu'aujourd'hui, je pourrais vous décrire le décor, les rues ou les paysages... Puis, j'ai regardé de quelle façon on m'a d'abord abandonné dans un couloir de l'hôpital, puis on m'a amené dans la chambre 1, la salle d'attente de la morgue, où on expose une dernière fois les défunts aux proches... À côté de moi, il y avait un vieillard qui venait de succomber... Cette image m'a traumatisé, elle reflétait parfaitement la mort.»


Lorsqu'ils l'avaient abandonné dans le couloir (ce n'était plus la peine de se presser, c'est ce qu'il a vaguement entendu) le brancard à même le sol, il observait, nous dirons d'assez haut, ce jeune homme allongé là, sans vie... Le visage était étrangement serein, comme endormi... «Quand vous regardez votre image dans un miroir ou sur une photo, jamais vous n'aurez cette vue de vous-même. Là, je pouvais contempler ce qui avait été "moi". Mais je ne me reconnaissais pas. Cette enveloppe ne ressemblait pas à ma vraie image... "C'est donc là-dedans que j'ai vécu ?"... Cette phrase résonne encore dans ma mémoire... Lentement, je me sentais aspiré vers un autre élément, et tout devint lointain, flou et bientôt imperceptible». Puis, il y a eu ce "choc", quelque chose s'est soudain passé...» Le personnel de l'hôpital avait demandé à un curé d'administrer, s'il était encore temps, les "derniers sacrements" à ce (si jeune) défunt... Lorsqu'ils se sont rendus compte qu'il était protestant, ils ont vite cherché un pasteur... Et c'est là que tout va se jouer: «J'ai vu ce pasteur agenouillé serrant dans ses mains une main inerte... Par une concentration incroyable, il a réussi à communiquer -par son esprit- avec moi, alors que j'étais au-dessus de lui... Il me disait qu'il fallait que je revienne, que ce n'était pas mon heure... Je préfère ne pas en dire plus pour l'instant. Lui aussi était passé par là.»

Beaucoup [...] plus tard, des cris déchirent le silence de l'hôpital: «Il a bougé !!!». Le pasteur avait en effet "pris sur lui" qu'on ne mette pas Michel dans un frigo tout de suite, persuadé qu'il "reviendrait"... Les médecins ne veulent pas y croire... Comment un type qui a séjourné aussi longtemps à la morgue pourrait revivre ? Il faut toutefois se rendre à l'évidence, ils ont constaté comme une imperceptible lueur de "vie". Aussitôt, c'est le branle-bas de combat dans le service... Ceux qui ont connu les soins intensifs comprendront... Après des heures d'efforts, un chirurgien s'écrie "On l'a récupéré !"... Michel est alors transféré dans une chambre "classique", le pasteur est là à son réveil, ou à son retour si vous préférez... Il est agenouillé comme précédemment, et lui serre fortement la main. Mais cette fois, c'est de sa place qu'il le voit, c'est à dire dans son enveloppe. Michel est à nouveau en ce monde, mais ce qui l'attend maintenant ressemble à s'y méprendre l'enfer... Nous sommes à la fin de l'année 1972... L'hiver s'annonce, triste et froid... Cela va faire six mois que Michel est dans cet hôpital. Dans cette chambre commune, il en aura top vu mourir... Lui, à côté... Il avait tout juste 18 ans... L'autre en face, guère plus âgé... Un autre qui s'est vidé se son sang d'un coup, ou cet autre, qui ne peut déjà plus ni marcher ni se nourrir et qui attend que le mal l'emporte avant qu'il ne fête ses 30 ans. Quant à notre artiste, cela fait six mois qu'il est cloué dans ce lit, sans pouvoir se lever, uniquement amilenté par du sérum... Ce n'est plus qu'un squelette décharné... Pour le soulager de la douleur incessante et inhumaine, on lui administre des doses de morphine, seul remède qui existe alors. Le plus terrible furent ces infiltations dans la colonne vertébrale... Il faut l'avoir vécu pour comprendre. Un jour il a voulu (péniblement) se lever... Ses jambes se sont effondrées sous lui...

Et il s'est mis à pleurer à chaudes larmes... Avec la complicité de deux copines, ils décident, avec le jeune moribond du lit d'à côté, de faire une "fugue" et d'aller au cinéma en cachant leurs bouteilles sous des vêtements que leur ont amenés les copines. C'est surréaliste... Deux zombies qui ne tiennent pas debout, agrippés à deux jeunes filles, traversant la ville... Michel a perdu tous ses repère; la ville défile, tournoie dans tous les sens, les voitures passent au-dessus, tout tourbillonne dans un carrousel infernal... À hôpital, c'est la stupéfaction... Désormais Michel veut sortir, coûte que coûte... Une infirmière est tombée folle amoureuse de lui, c'est avec elle qu'ils vont préparer sa sortie... Fin 1972, il signe une décharge et quitte l'hôpital aux bras de cette infirmière. C'est elle qui va le soutenir jusqu'à l'appartement qu'il ne reconnaît plus... Elle va s'employer à le remettre sur pieds, et ensemble, il vont faire de grands projets. Michel va alors faire la première grosse erreur de sa vie. Il décide, avec son amoureuse, de "rentrer au pays", à Saint-Quirin... Elle ne voulait pourtant pas, pressentant quelque chose de mauvais... Il aurait dû l'écouter... et partir ailleurs.

La vie incroyable de Michel Mahler par Nathahie

PARTIE 3 - 2002


S'il est un artiste qui mérite le titre d'atypique, c'est bien Michel Mahler... Depuis son plus jeune âge, Michel est passionné de musique... Il ne rêve que de ça, mais dans le monde où il est né, les artistes ne sont pas des "gens fréquentables"... Très vite, il se taille une réputation de "marginal" pour ne pas dire d'anormal... «Il n'est pas comme tout le monde...» Cette phrase, il l'entendra toute sa vie. Dans sa région natale comme dans sa famille, il est de coutume de travailler dur pour gagner son pain, les rêves de notre artiste sont bien mal perçus. Trop "différent" des autres, il sera vite rejeté voire renié par les siens. Inéxorablement, il se retranchera dans la solitude, et dans des rêveries qu'il enfouira au plus profond de lui... Et pourtant, du talent, il en a... C'est venu comme ça, on dit que se sont des "dons"; mais son entourage va s'acharner à le remettre sur le droit chemin (...).

La musique est là; elle monopolise son esprit. Lui, il sait qu'il est venu au monde pour ça, devrait-il faire autre chose ? Michel ne comprend pas... Pourquoi mettre des enfants au monde si c'est pour les empêcher de s'épanouir ? C'est absurde... La vie est bien courte, et notre seule destinée est la mort... Trop tôt, il prend conscience de ce qui deviendra son unique certitude. Cette hantise ne le quittera plus et aura des conséquences capitales sur son existence et sur sa façon d'aborder ce voyage qu'il prétend être comme la pire des injustices puisqu'il ne l'a pas souhaité... Imaginez un père qui entend son fils âgé seulement de trois ans et demi lui dire: «Pourquoi je suis né si c'est pour mourir...» Au fil des années, cette obsession deviendra maladive, si déjà nul n'a décidé de voir le jour, qu'on nous laisse au moins faire ce qu'on désire !

Michel, seul et contre tous, veut faire de la musique, et il en fera. Mais nous le verrons par la suite, cela va irrémédiablement le couper de ses semblables. Il va alors se créer un "monde à lui" et le fossé entre ce que d'aucuns prétendent être la normalité et sa façon penser et d'être se creusera jusqu'à faire de notre artiste un être brisé, sans cesse tourmenté par une idée devenue insupportable: La vie n'aurait-elle aucun sens ?

Il en est des gens comme des paratonnerres, les uns attirent les catastrophes comme les autres attirent la foudre... Lui, il les a accumulées les catastrophes. Il est à peine né que déjà tout commence et plutôt mal. Puis, ce seront des suites d'accidents, de maladies ou d'autres calamités qui vont fondre sur lui. La mort, il la croisera des milliers de fois, jusqu'à la toucher, la sentir... Mais rien n'y fera, ni Dieu ni Lucifer ne veulent de lui. Et il y songe de plus en plus. Il voudrait vivre tous ses rêves, le temps passe trop vite. Cela aussi, il l'a compris trop tôt. À l'âge où ses copains jouent au soldat, lui, il s'interroge sur le sens à donner à la vie et à la mort... Le simple fait de savoir qu'un jour il disparaîtra le ronge littéralement. Paradoxalement, alors qu'il "broie du noir" à longueur de journées -de nuits devrions-nous dire car il a toujours été insomniaque-, il sait rire et faire rire. Doucement, il cultive l'art de l'absurde et de l'humour noir. Cela se vérifiera bientôt dans ses premières oeuvres. Car il commence à créer... Et là, ce sont les escarmouches avec les règles d'une société ne pouvant admettre qu'un individu sorte de la norme. Accusé d'avoir triché lorsqu'il ose enfin montrer ses dessins et la partition de la première musique qu'il a composée, Michel se brouille définitivement avec le système... Il sera renvoyé du lycée à l'âge de 14 ans et goûtera aux rudes lois de l'apprentissage chez un tapissier-décorateur... «C'est ça la vie ? Être une marionnette programmée pour se lever à telle heure, aller au boulot à telle heure, manger à telle heure et se distraire selon des horaires ou des dates établies ?»


La rupture est radicale entre lui et la société, ses règles, ses tabous, ses dogmes ou ses habitudes. Il fugue une première fois à 14 ans où on le retrouvera mort de froid et de faim sur un banc public à Strasbourg, par un hiver des plus rigoureux... À l'âge de 16 ans, sa dernière fugue sera la bonne et durera 4 ans... 4 ans durant lesquels Michel va se créer un personnage qui bientôt le dépassera... Mythique, sensible, secret, timide, trop réservé, il fallait à Michel une armure... Une carapace qui le protégerait s'il voulait se livrer au public. Certes, dès l'âge de 12 ans, il se produit déjà sur scène. Il fonde avec deux copains un groupe de Rock... Lors de sa première fugue, il fait la manche et réussit à se faire embaucher dans des boîtes de strip-tease pour un petit spectacle de chant... En 1968, alors qu'il quitte sa région, il a à peine 16 ans et demi... Il fait à nouveau la manche, des centaines de curieux s'arrêtent pour écouter ce drôle de phénomène qui s'accompagne à la 12 cordes. On lui propose alors d'être le chanteur et guitariste d'un groupe de Rock... Les tournées, les spectacles se multiplient. Et cela le dépasse... Lors d'une tournée mémorable, il faudra interrompre les spectacles, Michel est tellement déchaîné sur scène que cela provoque des crises d'hystérie collectives. Les salles sont de plus en plus bondées et plus il y a de monde, plus notre artiste se surpasse. Cela tourne au délire... Voici par exemple une anecdote pour le moins révélatrice et les effets qu'elle va déclencher... Michel joue toujours de la guitare avec un médiator. Ce soir-là, il entame avec ses musiciens sa série de morceaux endiablés qu'on nommerait aujourd'hui Hard-Rock... Dans un solo d'enfer, il perd son médiator, mais continue à jouer... Il se blesse un doigt sur la chanterelle (la corde de Mi la plus fine)... Le sang gicle sur les spectatrices entassées aux premiers rangs qui se mettent à hurler... Il faudra l'intervention des forces de l'ordre pour justement remettre de l'ordre dans la salle... Le spectacle est bien entendu arrêté, comme d'autres le seront lorsque notre énergumène décide de s'acharner sur sa guitare. Mais est-ce encore Michel Mahler ? Ou un autre personnage qu'il ne maîtrise plus... Michel a l'art d'enchaîner les morceaux endiablés et les chansons sentimentales tristes à en émouvoir un roc... Le rocker fou se métamorphose en quelques secondes en un romantique dégageant des émotions si denses que la salle se met à pleurer... Et pourtant, il est déjà loin de tout cela... Lorsque le rideau tombe, l'artiste se retranche dans une solitude morbide... Il ne veut plus voir personne et ira même jusqu'à masquer les fenêtres de son appartement pour ne plus subir la lumière. Cela va être l'amorce d'un drame devenu inévitable.

La distance qui sépare Michel de l'artiste qu'il a créé s'agrandit démesurément. Les deux personnages qui cohabitent dans la même enveloppe ne se connaissent plus, ils ne vivent plus dans le même monde. Et comme ce n'est sans doute pas assez ambigu; il se fabrique encore d'autres personnages. C'est ainsi que nous le verrons comme chanteur-guitariste dans d'autres groupes (dont trois au moins ont eu une notoriété internationale), ou comme musicien accompagnant d'autres artistes de renom... Mais lui, le "vrai", vit désormais caché, en proie à des tourmentes qui le dévorent. Et toujours les mêmes questions... Qu'est-il venu faire dans ce monde qui n'est pas le sien... Lorsqu'il côtoie la foule, il a la sensation d'être un étranger parachuté là contre son gré. Il observe, comme d'une autre dimension, les gens marcher, courir ou vaquer à leurs occupations. Il les compare à des robots... Plus tard, il aura cette métaphore qui donne à réfléchir: «L'humain est comparable à un ordinateur. À la naissance, on lui colle un disque dur qui lui permet de réagir, puis on lui implante des programmes qui vont dicter tous ses faits et gestes... Si l'homme n'est pas doté de la conscience -de l'esprit-, il ne peut penser par lui-même, il demeure une machine, aussi intelligente semble-t-elle être. Tout dépend du nombre d'informations qui auront été stockées dans sa mémoire.» La réalité de la vie s'impose à lui, le monde dont il rêvait n'existe pas, ce n'est pas celui-ci en tout cas... Il ne voit quasiment plus ses musiciens, refuse des contrats et se produit en solo, en particulier en Suisse et en Allemagne où il découvre lors d'une séance d'enregistrement les premiers 8 pistes... Dans quelques années, la technologie lui permettra de tout faire tout seul. En 1971, il s'essaie au re-recording et réalise ses premiers enregistrements sans aucun autre musicien. Il y aurait des pages et des pages à remplir sur ces quatre années, de 1968 à 1972... Le parfait non-violent sera confronté à des émeutes qui tournent au massacre, il sera d'ailleurs gravement blessé d'un coup de couteau. Sa vision du monde va encore s'assombrir.

Notre charmant couple débarque un beau matin à Saint-Quirin... Aussitôt, l'entourage proche, mais aussi tout le village vont s'en prendre aux tourtereaux... L'occasion est trop belle pour casser enfin l'artiste, celui qui a eu l'audace de "vivre autrement"... Il vaut mieux, dans un premier temps, passer les détails de ce que devront subir Michel et sa bien-aimée... Nous y reviendront ultérieurement, dans la partie réservée aux "entretiens". Mais cela dépasse l'ignominie. Le couple est brisé, broyé... La jeune fille fera une tentative de suicide. Pourquoi autant de haine et de méchanceté envers un jeune homme qui n'a jamais rien fait de mal ? Puis, on exerce sur l'artiste un chantage odieux... "Maintenant, tu seras bûcheron"... C'est en effet la tradition dans le village; on est soit bûcheron soit ouvrier de scierie... Michel pèse 45 kilos... Il sort de l'enfer, il a "connu" la mort, il n'a encore aucune force et on lui impose ce métier où enfin, il gagnera sa vie à la sueur de son front !... Essayez d'imaginer cet être encore marqué par la maladie contraint d'écorcer avec un outil manuel, sur des pentes abruptes, des pins dont l'écorce gelée dépasse les 15 centimètres... Nous sommes début 1973, l'hiver est des plus rigoureux... Une telle monstruosité ne serait heureusement plus possible aujourd'hui. Michel est brisé, détruit... C'est là qu'il va se mettre à la moto, les plus "gros cubes" de l'époque: les fameuses CB 750 Four (trafiqués pour atteindre des vittesse de 245 km/h)... Un personnage aux antipodes de l'artiste va alors remplacer Michel car lui, il est "ailleurs".


Les années qui suivront seront comme vécues par "quelqu'un d'autre"... «C'est un autre personnage qui a habité dans cette enveloppe. Ce n'était plus moi» dira le compositeur des années plus tard. En effet, l'artiste s'est effacé... Le bûcheron malgré lui roule à tombeau ouvert et fait tous les bals de la région. De bistrots en bistrots, il accumule les aventures amoureuses, vit à 200 à l'heure et devient une "vedette" n'ayant plus rien à voir avec le vrai Michel, tendre, romantique et sentimental... Lorsqu'il déboule à un bal avec son bolide (entièrement trafiqué), les gens sortent de la salle, c'est encore pire lorsqu'il repart vers un autre bal (alors qu'il ne sait pas danser!)... Pourtant, dans le plus grand secret, il va se produire sur scène, en particulier en Allemagne et en Suisse. Mais dès qu'il rentre, il a comme oublié et reprend sa vie folle de quelqu'un d'ordinaire qui serait sorti de l'ordinaire. Durant les deux années qui suivront sa sortie d'hôpital, Michel aura une suite d'accidents de moto et en forêt dépassant l'imaginaire... Pas moins de 16 fractures ouvertes, il aurait dû être tué au moins dix fois... Et nous verrons que la série noire est loin d'être finie.

Fin 1974, l'ONF a confié à Michel une coupe de bois de chauffage. Il faut fendre les rondins de 1 mètre avec un coin métallique et une masse. Le bois est gelé, un éclat de coin lui traverse le poignet gauche, touche l'os, sectionne le tendon et l'artère... Comment fera-t-il... Cela dépasse l'entendement... Il ne peut plus piloter sa moto. C'est à pied, en calculant les battements du coeur pour limiter l'hémorragie qu'il va falloir aller jusqu'au village, à plus de 3 kilomètres, en étant obligé de passer le sinistre grillage et les portes qui bloquent les accès à la non moins sinistre chasse* de 800 hectares de Floriot Roussel clôturant Saint-Quirin. Il y a encore un peu plus de 600 mètres à parcourir sur la route pour arriver au premier café du village. Le bitume est rouge de sang, personne ne se proposera de secourir ce jeune homme titubant, quasiment vidé de son sang... On le regarde passer, en se moquant... Il pousse la porte du bistrot et s'effondre. Le patron, pourtant ancien charcutier, tombe dans les pommes en le voyant. C'est la patronne qui va réagir, elle court à sa voiture pour chercher du secours. À peine a-t-elle franchi la porte qu'elle voit un toubib passer en voiture, elle l'arrête et le pousse à l'intérieur... Il faut vite stopper l'hémorragie... Puis, on transporte Michel chez ses parents où le toubib va l'opérer à vif. Pas le temps d'aller à l'hôpital. C'est son père qui va le maintenir...

«Tiens bon fiston...» lui murmure-t-il (c'est la première fois que le père et le fils se parlent)... La main droite de Michel est agrippée à la table, les ongles s'enfonçant dans le bois. Il voit le toubib écarteler la plaie béante pour rattraper l'artère et le tendon. C'est surréaliste... Et pourtant, cela s'est bien passé ainsi. Au bout de quelques heures, tout est réparé... Enfin... Si l'on peut dire ! Le toubib précise que pour l'artère et les veines, ça ira, mais que pour rebouger un jour la main, c'est autre chose ! Et pourtant... Quelques mois plus tard, il réussira à faire bouger cette main; le pauvre toubib n'y comprend plus rien... Au bout de quelques semaines, il remonte sur sa moto.

Et la série noire continue... Un soir, les tourtereaux décident d'aller au cinéma à la petite ville la plus proche... Cette fois, Michel ne roule pas très vite... Il se retourne pour plaisanter avec Natalia lorsque le pneu avant de la moto éclate... Lui ne se souvient de rien... Le néant total... Ce n'est que plus d'une semaine plus tard qu'on lui expliquera... Le choc fut d'une violence terrible. Natalia é été projetée dans le prés bordant la route, elle n'a miraculeusement rien... Mais Michel a percuté violemment la route avec la tête avant d'être écrasé par la moto qui continuait sa route dans un tourbillon infernal de "tonneaux". Les premiers témoins assistent à un spectacle d'horreur et interdisent à Natalia d'aller voir son compagnon... Le spectacle est atroce, insupportable... Le casque a éclaté sous le choc et sa tête est ouverte de partout... Son corps est désarticulé... Il passe jours 3 dans un "coma" très profond, dans le néant... Lorsqu'il revient à lui, s'il se rend compte de son état (il est en partie défiguré), il ne sait plus où il est, ne comprend pas ce qu'il fait dans cet hôpital. Les gendarmes de Sarrebourg lui montreront l'endroit où s'est produit l'accident et tenteront de lui décrire. Pour eux, il était mort lorsqu'ils sont arrivés sur les lieux. Ces journées n'existent toujours pas dans la vie de notre artiste. C'est un "vide" total et cela accentuera sa hantise face à la mort... Il ne tardera pas à signer une décharge et va recommencer à rouler à moto. Quelques mois plus tard, les deux amoureux vont "officialiser" leur union. On appelle cela le mariage paraît-il.

Il y aurait un roman à raconter rien que sur cet événement. Michel est totalement absent de cette cérémonie. Nous sommes en 1976, le couple a loué un joli appartement, ce seront quelques années d'un vrai bonheur, d'un amour sans tache, total et réciproque, baignant dans une douce folie... Un élément est étrangement absent au tableau: la musique... Seule une Framus 12 cordes est posée là, sous la poussière. Durant ces années, Natalia ne sait pas qu'elle a en réalité épousé un compositeur. Malgré tout, le bonheur est parfait. Une vie bien remplie, des voyages, des rencontres, et cette folie douce... Natalia passe son permis moto et va piloter la 1000 Honda Goldwing (son passager -son mari- est mort de peur). Rien ne pourrait venir troubler un couple aussi uni... Mais... Imperceptibles, les griffes du destin planent et se rapprochent. Natalia en a conscience, Michel veut l'ignorer.

1976... Michel doit terminer une coupe à blanc (méthode d'exploitation qu'il désapprouve, à juste titre) dans une pente abrupte, vers le Donon. C'est l'hiver (décidément, les derniers mois de l'année sont pour notre artiste symboles de calamités), les troncs des hêtres majestueux sont enchevêtrés sur des mètres de haut sous la neige... Il doit faire une coupe sur l'un d'eux, la tronçonneuse à bout de bras, perché sur ceux du bas. Il glisse, la tronçonneuse à plein régime rebondit en attaquant le tronc et revient vers lui. D'instinct, il se protège le visage avec sa main droite... Les doigts sont déchiquetés, c'est inracontable. Les doigts et le pouce ne tiennent plus que par un mince filet de peau... Une fois encore, il va réagir de façon inexplicable... Il est bien trop loin du village et il n'y a personne à des kilomètres à la ronde. Il va alors attacher sa main avec des tendeurs au guidon de la 1000 Honda, imaginer des astuces impossibles pour embrayer et démarrer la moto. Il réussira à se sortir du chemin forestier (3 kilomètres d'ornières chaotiques sous 15 centimètres de neige) et on ne sait par quel miracle, arriver à la maison... Natalia, d'abord horrifiée par le spectacle, va emmener Michel à l'hôpital de Phalsbourg... Il reste une chance de limiter les dégâts, les mains de l'artiste sont gelées. Plus de huit heures sur la table d'opération. Il assiste à tout car on ne l'a endormi que localement (avec son accord). C'est là qu'il dit à un chirurgien: «Sauvez mes doigts, je suis musicien et compositeur»... Le chirurgien se souvient tout à coup... L'équipe médicale va alors tenter l'impossible... L'opération est enfin terminée... Le maximum a été fait, des tendons artificiels ont été implantés là où on ne pouvait plus les récupérer. Mais il n'y a aucune chance pour que les doigts rebougent un jour. Le chirurgien a été clair; c'est déjà un miracle d'avoir pu éviter les amputations. L'artiste se fera une rééducation seul, sur un puzzle de 6000 pièces. Mais sans mot dire et à l'insu même de Natalia, il va se remettre à la 12 cordes et essayer, chaque jour, de faire bouger ses doigts ne serait-ce que d'un centième de millimètre. Lors d'une visite, le chirurgien est totalement désemparé et appelle ses collègues... «C'est impossible !» Certes, c'est à peine perceptible... Il faut à Michel une énorme concentration pour faire à peine bouger un doigt mais il y arrive ! Au bout d'une année, il va réussir à jouer quelques accords... Les dernières phalanges sont raides, il a conçu une méthode de jeu adaptée à cet handicap... En écoutant certains solos joués par Michel et en sachant cela, il y a là matière à réflexion...


FiN



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